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La théorie des trois ordres : comprendre et réaffirmer un modèle managérial français

Frantz Frebault

Publiée le janvier 3, 2024

Comment réaffirmer un modèle managérial français ? La France n’a jamais su conceptualiser et affirmer clairement son modèle managérial qui pourtant existe bel et bien. L’application des méthodes de management anglo-américaines ne sont pas toujours adaptées aux spécificités culturelles hexagonales et peuvent parfois plus démobiliser qu’autre chose.

La Théorie des trois ordres article de blog du cabinet de conseil PALMER

Les Français qui s’ignorent

En 1991 au 12ème congrès de l’association française de comptabilité, Jean Pierre Segal interroge sur les résistances au contrôle en France. Cette simple question soulève en réalité pour lui le problème plus profond de la culture française vis-à-vis des méthodes de management standards.

La globalisation que l’on voit émerger à cette époque entraîne une diffusion mondiale des méthodes de management américaines, ainsi que leur application de manière identique par une génération d’élites formées dans un même moule. Or, de manière évidente ces méthodes génèrent quelques frottements dans certains pays avec des impacts notables de contre-productivité.

C’est l’alerte que relaie également Philippe D’Iribarne lorsqu’il rappelle que « Le management américain (…) a été codifié et est enseigné dans les business schools partout dans le monde, permettant ainsi aux non-Américains de se l’approprier », mais que ces méthodes « ne sont pas tant liées à des considérations d’efficacité, qu’à la manière dont les rapports entre l’individu et la société sont conçus dans ce pays » (2005).

Cette question de la mécanique culturelle, c’est-à-dire d’un modèle cognitif partagé, comme contrainte et déterminante élémentaire des modes de management est passée pourtant sous silence et n’a trouvé qu’un intérêt restreint dans le cadre des déploiements internationaux. Les organisations françaises ont continué d’ingérer dans l’hexagone ces méthodes sans véritablement s’interroger sur leur compatibilité culturelle et donc usuelle.

Logique peut être que 30 ans plus tard, certains décideurs s’inquiètent que « Les entreprises adoptent des organisations de moins en moins efficaces », que les Françaises en sont à la pointe, et que les techniques de gestion les plus récentes tel que l’agilité peinent à les restimuler.

Si le management anglo-saxon repose sur une objectivité méthodique qui quantifie et normalise, celui à la française repose principalement sur des règles de coordinations informelles. Si bien que « sur le papier, le management français n’existe pas », et nous n’avons-nous même jamais réellement compris l’intérêt de le formaliser.

La théorie des trois ordres

Toute révolution porte en elle une inspiration conservatrice. La question du bien commun est autant centrale chez Robespierre qu’elle l’était chez Saint Thomas d’Aquin. De fait, la suppression de l’ancien régime et de ses ordres n’a peut-être en rien renversé les codes moraux profonds de la société française, chacun ayant simplement gagné par la liberté le droit de bien au contraire se prévaloir des valeurs de tous les ordres à la fois, comme si l’objet citoyen les avait tous absorbés. Les observations que fait d’Iribarne (1989) sur la manière dont les travailleurs français se coordonnent l’amènent à mettre en perspective ce que Montesquieu décrivait dans « l’esprit des lois » (1748). Une culture centrée autour d’une « logique de l’honneur », et qui serait composée de trois substrats (d’Iribarne, 2006) :

  • L’esprit de l’Oratores (le clerc) qui traduit un attrait pour l’art et le beau, avant l’utile
  • L’esprit du Bellatores (le noble) qui fait de cet art un honneur séculaire à maintenir
  • L’esprit du Laboratores (le travailleur) qui pousse à exercer cet art sans se parjurer

Rapport au travail, engagement et productivité sont quelque peu questionnés ces dernières années en France. Cette approche fournit une variable explicative culturelle. « Honneur et déshonneur » aurait pu être le titre du témoignage de Yonnel Dervin (2009), ancien agent de France Télécom qui donne l’exemple d’une application à l’emporte-pièce des méthodes de management standards et leur contre-effet sur la motivation.

D’Aquin disait qu’« un être quel qu’il soit, est dirigé avec rectitude quand il est conduit vers une fin qui lui convient, il est dirigé sans rectitude quand il est conduit vers une fin qui ne lui convient pas ». Raison pour laquelle « Pour bien gouverner, le roi doit connaître la raison d’être du royaume »  (1265). Cette raison d’être, ce sens, ne se décrète pas. Il est un élément avec lequel il faut composer ; ne pas l’intégrer dans sa stratégie managériale expose au risque du désengagement du « gaulois réfractaire », comme le soulignait si bien Montesquieu avec cette règle : « le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous rendrait incapables de le servir » (1748).

Ministerium

Mais alors, comment réaffirmer un modèle managérial français ? En France, on n’a pas de travail mais on a un métier ! Un métier n’est pas un simple inventaire de connaissances techniques qui n’a pour seul but que d’être marchandé, c’est un art d’érudits cultivé par ceux qui s’en font un sens et un devoir. Ceux qui s’y reconnaissent s’attirent et fraternisent dans une forme de compagnonnage. C’est la raison pour laquelle les organisations françaises sont faites de silos corporatistes que les méthodes managériales standards occultent complètement lorsqu’elles n’incitent pas à les atomiser. Et c’est là la principale erreur, il faudrait plutôt savoir les exalter !

Parmi les trois sources de légitimité du pouvoir que donne Weber (1922), la rationalité légale est celle qui a logiquement le moins de prise en France. Les normes, procédures et quantifications objectivées sur lesquelles repose le management anglo-américain sont chez nous des apparats à géométrie variable, alors qu’ils renvoient chez eux à une culture profonde de « logique de contrat » (d’Iribarne, 1989). Nos organisations ont plus les traits de « structures traditionnelles statutaires ». Preuve en est que lorsque vous cartographiez un processus en France et que vous cherchez à comprendre l’objectif initial qui explique son design, on vous répondra souvent : « C’est historique, car c’est un tel qui s’occupait de ça ! ». La tâche retourne toujours à l’artisan qui la maitrise !

Coordonner les silos de l’organisation au-delà de leurs divergences grâce aux processus peut donc être un écueil, car les processus mobilisent autant qu’ils ne durent pas dans notre pays. La voie la plus efficace pour le manager est plutôt de savoir faire appel à un honneur supérieur commun, c’est à dire mobiliser les métiers vers un idéal qui les transcendent tous, et incarner la figure patriarcale qui le porte. Mais mettre en branle les corps sous cet axe revêt du talent politique d’un seigneur charismatique éclairé, que le biberonnage au « command and control » ne permet évidemment pas, et dont la recette ne peut être que difficilement formalisée dans un manuel prêt à l’emploi accompagné d’une certification marchandable. Raison pour laquelle surement en France plus qu’ailleurs, manager est également un art, celui d’honorer les valeurs du métier de ses collaborateurs.

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